Léonie émergea du sommeil au mitan du jour. Deux semaines s'étaient écoulées depuis les paroles réconfortantes que Martial Lambert avait prononcées le lendemain de leur nuit de noce et, malgré la délicatesse dont il l'entourait, Léonie était continuellement habitée par le chagrin. Elle ne se plaisait pas du tout dans la ferme de son mari et ne pouvait s'empêcher de pleurer en cachette chaque matin à son réveil. En dépit de tous ses efforts, elle n'arrivait pas à se raisonner ni à s'habituer à la rusticité de sa nouvelle vie. Elle se sentait d'autant plus malheureuse que Martial Lambert ne ménageait pas sa peine pour lui faciliter la vie à la ferme. Peut-être trop d'ailleurs. Car son mari, avec sa discrétion habituelle, n'avait cessé depuis le début de leur vie conjugale d'accomplir les diverses tâches dévolues à sa femme. Sa prévenance et sa gentillesse, au lieu de la soulager de sa peine, contribuaient à sa mélancolie en la laissant presque continuellement désœuvrée. Léonie, la plupart du temps oisive, se sentait oppressée dans la sombre et grande pièce à vivre. Elle n'y restait que le temps nécessaire à accomplir les rares corvées que Martial avait oubliées, et, par anticipation, redoutait le moment où la mauvaise saison reviendrait, l'obligeant à rester enfermée.
Elle s'en voulait d'éprouver un tel sentiment d'abattement, qui la faisait se sentir ingrate envers son mari, mais surtout, elle redoutait que cette tristesse ne s'installe durablement et qu'elle ne réussisse jamais à la surmonter. Plus les jours passaient et plus elle avait du mal à se lever, négligeant sa toilette et sa coiffure. Oppressée, elle s'habilla en vitesse avant de se précipiter dehors et prendre une grande goulée d'air frais. Ses pas la portèrent, sans même qu'elle l'ait prémédité, sur le chemin qui menait à la ferme de ses parents. Elle avait jusqu'ici toujours mésestimé l'opinion de sa mère mais elle se rendait compte qu’Étiennette avait été la seule à bien jauger Martial Lambert. Et aujourd'hui plus que jamais, elle avait besoin du réconfort de sa mère et de ses conseils plein de discernement.
Dès que Léonie vit sa mère, elle l'étreignit avec force, plongeant son nez dans le cou maternel pour y retrouver l'odeur réconfortante de son enfance. Après cette longue embrassade, Étiennette l'éloigna doucement d'elle pour la dévisager avec attention.
«J'espère que ce n'est pas Martial Lambert qui t'a fait pleurer, gronda-t-elle en avisant les yeux rougis de larmes de sa cadette.
— Oh non, Maman, non, je t'assure ! Tu avais raison à son propos : mon mari est quelqu'un de bien, et je me sens honteuse d'avoir médit de lui en le traitant de rustre et de benêt. Il me traite le mieux du monde, mieux que je ne le mérite en vérité... car j'ai honte de vivre dans sa ferme. Si tu la voyais, Maman ! Les animaux vivent quasiment avec nous, il n'y a qu'une seule pièce à vivre, et nous marchons à même la terre battue ! J'ai peur de ne jamais m'y habituer!»
Accaparée par ses nombreux devoirs, Étiennette avait négligé de rendre visite à sa cadette depuis son mariage mais elle n'aurait jamais soupçonné chez elle un tel degré de désespérance. Elle regarda sa fille avec gravité :
«Tu sais, Casimir Mahut, son oncle, y a vécu de très longues années en célibataire endurci, sans jamais songer à aménager la maison, tout brisé qu'il était par la mort brutale de sa femme et de son nourrisson, les pauvres âmes ! Et Martial y vit seul depuis le décès de son oncle. Il travaille de l'aube au crépuscule, le plus souvent dehors, il ne doit sûrement pas avoir les mêmes exigences que toi. Tu es désormais la maîtresse de maison, tu as toute latitude pour l'arranger comme il te convient. Je suis sûre que quelques touches féminines te la rendront déjà plus vivable.
— Cela est bel et bon mais avec quel argent, dis-moi ?
— Pardi, celui de ta dot !
— Je ne pense pas qu'il acceptera... Il manque déjà tellement de tout pour le bon fonctionnement de la ferme !
— Ton père n'aurait jamais accepté, j'en conviens, mais Martial n'est pas ton père ! Tu as la chance d'avoir un mari amoureux de sa femme et désireux de s'en faire aimer ! Il sera au contraire ravi d'avoir l'occasion de te faire plaisir...
— Je ne sais pas, j'ai l'impression que ce ne serait pas bien», objecta Léonie en songeant que, pour l'instant, Martial était le seul à faire des sacrifices dans leur couple.
Elle ne voulait pas lui donner l'impression de profiter de ses bonnes dispositions ni de sa conduite si généreuse à son égard, sans rien lui donner en retour, et elle ne se sentait pas encore prête à lui donner la seule chose qu'il attendait d'elle.
«Comme tu voudras, ma chérie. Si tu n'es pas attendue chez toi, cela te dirait de partager le repas de midi avec nous ? Ton père est absent pour la journée...»
Léonie s'empressa d'accepter. Elle retrouva avec joie l'intérieur si chaleureux et si douillet de la maison familiale. Suzanne, sa sœur aînée, n'eut pas la patience d'attendre qu'ils soient passés à table pour lui annoncer la nouvelle :
«Tu ne devineras jamais, Léonie ! Gontran Minck a demandé ma main avant-hier à père ! Tout le monde disait que ton mariage avec Martial Lambert était une telle mésalliance que plus personne n'oserait demander les autres filles Lesaunier en mariage sans avoir le sentiment de déchoir à son tour mais à peine deux semaines après tes noces désastreuses, le meilleur parti du pays vient de faire mentir l'opinion !
— Je suis très heureuse pour toi», se força à dire Léonie, un peu envieuse malgré elle à l'annonce de ce prestigieux mariage. Elle se sentait surtout blessée par la manière dont sa sœur avait présenté leur situation mutuelle.
Gontran Minck, meunier de son état, était un riche artisan auquel son métier donnait un éclat et un pouvoir considérables dans la hiérarchie du village. Leur père devait jubiler. Léonie devina que Lesaunier avait tout savamment orchestré, faisant délibérément célébrer son mariage en premier pour que celui de sa sœur constitue le point d'orgue qui ferait oublier la dissonance du sien. Sa joie de se retrouver parmi les siens en fut légèrement ternie, et ce, malgré les tentatives de son frère, de qui elle avait toujours été proche, de la divertir. Et pour enfoncer le clou, Suzanne lui proposa de l'accompagner chez son promis où la chatte de la maison venait d'avoir une portée. Devant le bonheur et l'enthousiasme de sa sœur, Léonie ne trouva pas la force de refuser. Elle était également curieuse de découvrir l'environnement où évoluerait la future madame Minck.
Elles se mirent en route aussitôt après le repas. Le moulin était situé au gué des Roulettes, à quelques lieues de la ferme des Lesaunier. Malgré le bavardage de sa sœur, qui ne tarissait pas d'éloges sur son futur époux - et sa position sociale -, Léonie goûtait cette promenade improvisée. On était à la toute fin du mois d'avril et une bonne odeur de terre et de jeunes feuilles traînait dans l'air presque tiède. Les deux jeunes femmes avaient pris par des chemins de traverse et arrivèrent bien vite en haut de la Joncière, dont les eaux cascadaient en contrebas parmi les prairies, au milieu des bouquets de saules et de peupliers. Elles ôtèrent leurs sabots qu'elles tinrent d'une main et relevèrent leurs jupes de l'autre avant de traverser le gué d'un pas sûr. Le moulin se trouvait de l'autre côté de la rivière. Il déployait avec grâce ses ailes brunes qui tournoyaient en plein vol avec un bruit de voiles, faisant tourner les roues et grincer la meule dont les deux sœurs entendaient la plainte depuis la berge.
Ce fut Gontran qui vint les accueillir, tout couvert de farine.
«Je ne pensais pas vous revoir si vite, Suzanne !
— J'espère que je ne vous dérange pas ? Mais comme vous m'aviez
parler des petits chats l'autre jour, je n'ai pas pu résister à l'envie de
venir les voir... minauda-t-elle.
— Oh non, c'est toujours un
plaisir de vous voir ! Surtout que j'ai une surprise à vous
montrer ! Venez, elle se trouve à l'étage !
— Léonie doit
nous accompagner, vous comprenez, je ne peux pas rester toute seule avec vous
sans un chaperon», s'écria-t-elle en saisissant le bras de sa sœur qu'elle
entraîna dans son sillage.
La surprise en question était un chevalet dressé sur le balcon couvert et tourné vers l'extérieur. La vue sur le paysage vallonné était grandiose.
Suzanne joignit les mains, absolument ravie par la prévenance de son promis qui montrait par ce geste qu'il portait non seulement attention aux paroles de sa future épouse mais aussi à ses centres d'intérêt.
«En attendant notre mariage, vous pourrez venir peindre ici aussi souvent que
vous le voudrez !
— Vous êtes merveilleux, Gontran, et je ne
sais comment vous remercier !»
Gontran posa sur elle un regard de mendiant. Après avoir hésité un instant, Suzanne concéda :
«Est-ce qu'un baiser vous agréerait ? Je suis sûre que Léonie acceptera de regarder ailleurs un tout petit instant...»
Ainsi fut fait.
Les deux jeunes femmes, après avoir joué avec les chatons, s'en retournèrent peu après, et Léonie quitta sa sœur à la croisée des chemins. Léonie, malgré la splendide demeure de Gontran Minck, se rendit compte qu'elle n'enviait guère la destinée de sa sœur. Quelque chose lui avait déplu chez son futur beau-frère, qui n'avait rien à voir avec son physique disgracieux. Il avait certes eu un geste attentionné à l'égard de Suzanne, mais guère désintéressé puisqu'il lui avait fallu immédiatement une contrepartie. Sa sœur n'en avait pas pris conscience, ni de la lueur de dépit qui s'était allumé dans son regard quand elle avait imposé sa présence à l'étage. Léonie ne put s'empêcher de comparer son mari et son futur beau-frère, et parvint à la conclusion suivante : jamais Gontran n'aurait eu avec elle la conduite chevaleresque de Martial. Revigorée par cette révélation, la jeune femme n'avait plus qu'une hâte : retrouver son mari et lui faire part de ses attentes. Mais Martial n'était toujours pas rentré . Pour tromper son impatience, elle emmena Gambetta pour une longue promenade après avoir mis un ragoût à mijoter. Il était temps qu'elle se reprenne en main et accepte son mariage avec Martial Lambert, même dans cet environnement aussi décevant.
Le froid était si brusquement tombé entre chien et loup que des flocons de neige se mirent à papillonner très espacés, très lents, mais mettant un terme à la promenade.
A l'approche de la ferme, Léonie entendit un air de musique s'en échapper et elle comprit que c'était Martial qui jouait du violon. Il n'en avait encore jamais joué jusqu'à ce jour et sa femme, découvrait, surprise, qu'il avait un certain talent. Elle resta un instant dehors à l'écouter, puis, au moment où elle entrait, Martial laissa retomber le long de son corps la main qui tenait l'archet , adressa un sourire timide à sa femme.
« Continuez, je vous prie », l'enjoignit-elle en se rapprochant de la cheminée pour se réchauffer.
Martial obéit gracieusement à sa femme. Léonie se fit la réflexion que, s'il avait des problèmes pour s'exprimer, il n'en avait aucun pour faire passer ses émotions à travers la musique. Elle se laissa emporter par les notes, d'autant que Martial semblait vouloir lui parler à travers elles. En tout cas, celles-ci avaient eu le pouvoir, l'espace d'un instant, d'effacer la laideur et la pauvreté de la pièce. A ces pensées, elle faillit retomber dans son chagrin, mais elle finit par se ressaisir et appela son mari.
« Approchez, M. Lambert, j'ai quelque chose à vous demander... »
Le silence qui suivit n'aida pas Martial à se sentir serein. Il avait remarqué l'espèce de mélancolie qui étreignait sa femme sans savoir comment alléger sa peine. Il faisait pourtant tout ce qu'il pouvait pour lui simplifier la vie à la ferme mais sans aucun résultat jusqu'à maintenant. C'est pourquoi il avait pris la décision de rentrer plus tôt ce jour-là, déterminé à comprendre ce qui rendait sa femme si triste. L'idée qu'elle le pensât incapable de tenir sa promesse à son égard lui était intolérable !
« Voilà, M. Lambert, se lança finalement Léonie qui ne savait comment aborder le problème, j'aimerais que vous cessiez d'accomplir ma besogne. Je sais que cela part d'une bonne intention mais cela ne m'aide pas du tout et je me sens toujours autant étrangère dans votre maison que le jour où j'y suis entrée. »
Silencieux et attentif, le jeune homme baissa la tête en signe d'assentiment.
« J'aimerais... j'aimerais aussi arranger l'intérieur plus à ma convenance... acheter du tissu pour confectionner des rideaux par exemple... Oh, je sais que vous voudriez utiliser l'argent de ma dot pour des choses moins futiles et plus utiles à la ferme mais je vous promets d'utiliser avec parcimonie cet argent... »
Pour toute réponse, Martial se dirigea vers l'âtre dont il descella une des pierres.
« C-c-c-c'est là où se trouvent mes éco-co-conomies et v-v-v-votre dot ! V-v-v-vous n'avez pas b-b-b-besoin de me demander l'autorisation p-p-p-pour utiliser notre argent... V-v-v-vous pouvez aussi vendre les œufs et les p-p-p-poulets à votre seul p-p-p-profit !
— Merci beaucoup pour votre générosité, M. Lambert ! » S'écria-t-elle avec une gratitude infinie.
Dans sa joie, elle lui avait saisi les mains et, spontanément, il déposa un baiser chaste sur sa joue. Un moment décontenancée, la jeune femme, de crainte que son mari ne se méprenne sur son silence, se lança dans un long bavardage enthousiaste où elle énumérait tous les projets d'amélioration qu'elle avait pour la ferme. Mais Martial se contentait de l'écouter, heureux de la sentir heureuse pour la première fois depuis leur mariage.
Ce soir-là, ils se couchèrent en même temps et Léonie lui parla encore un peu.
Martial la contemplait en silence, se perdant dans les claires prunelles que
les flammes de la cheminée faisaient briller telles d'ensorcelantes
escarboucles...
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