Léonie sentait la poigne ferme de son père contre son bras, comme pour l'empêcher de mettre à exécution les menaces qu'elle avait proférées quelques semaines auparavant à l'annonce de son mariage : fuir pour prendre le voile au couvent de la Miséricorde sur la presque île de Charmay-les-Forges. Suite à sa rébellion, elle avait été séquestrée dans sa chambre jusqu'au jour du mariage, et maintenant, la jeune fille ne voyait plus aucune échappatoire possible. Malgré la voix menaçante de son père qui la sommait de plaquer un sourire de circonstance sur son visage, Léonie avançait vers l'arche de mariage avec l'expression résignée de la victime innocente que l'on mène à l'échafaud. Elle se souvenait avec désespoir de ce jour haï entre tous où son destin avait basculé.
Quand son père l'avait fait appeler au salon en ce premier jour de printemps, elle ne se doutait guère que c'était pour entendre la condamnation à mort de tous ses espoirs de jeune fille. Elle se rappelait fort bien les mots qu'il avait prononcés :
«Léonie, Martial Lambert vient de me demander ta main et j'ai accepté. Tu te maries dans un mois...
— Martial Lambert ? Me marier avec lui ? Dans un mois ? Mais...
— Ah non, pas de mais ! Une fille n'a pas à s'opposer à la volonté de son père !»
Se préparant à une lutte de longue haleine, Léonie s'était laisser choir aux côtés de l'auteur de ses jours.
«Sérieusement, père, vous ne pouvez pas me marier avec lui, pas avec l'idiot du village... Non seulement il n'est pas de mon rang mais il est indigne de moi !
— Indigne ? Et sur quels critères bases-tu ton jugement ?
— Tout le monde se moque de lui au village, comme si vous ne le saviez pas ! Vous n'êtes d'ailleurs pas le dernier à le couvrir de quolibets... Mais pour vous résumer mes répugnances, il ne sait pas écrire, il ne sait pas s'exprimer sans bégayer, il est rustre et sans éducation. Je ne veux pas qu'il soit le père de mes enfants !
— Fille ingrate et déloyale ! Tu voudrais donc me faire revenir sur ma parole ? Tu voudrais donc dépouiller ton père des terres riches et grasses que ton promis a consenti à me donner juste pour le privilège de t'avoir pour épouse, toi, la moins belle de mes filles ?
— Ainsi, vous m'avez vendue à ce traîne-savate, à ce crève-la-faim, à ce misérable, pour une poignée d'acres ?
— Cinq acres ne sont pas une poignée, fille ignorante ! Lambert m'offre sur un plateau le terrain que je convoite depuis des années et que son imbécile d'oncle a toujours refusé de me vendre de son vivant malgré mes offres plus que généreuses ! Et voici que son neveu, mû par ce sentiment idiot que les poètes nomment amour, me cède ses plus belles terres...
— Amour ? Mais je ne lui ai jamais parlé, je ne l'ai jamais encouragé de quelque manière que ce soit !
— Il suffit ! Tu devrais te sentir flattée qu'il t'ait distinguée parmi tes sœurs qui sont beaucoup plus belles que toi ! Tu feras ton devoir de fille et tu épouseras cet homme...
— Jamais, vous m'entendez ? Jamais ! Je préfèrerais me faire nonne ! Si vous continuez dans votre délire matrimonial, je m'enfuirai de la maison, je prendrai le voile au couvent de la Miséricorde, et ainsi, non seulement vous perdrez votre fille mais également vos si précieuses terres à venir... Il y a des lois dans ce pays qui exigent le consentement des fiancés !»
Excédé par la résistance opiniâtre de sa fille cadette, Léonce Lesaunier lui avait administré une gifle si violente que sa tête s'était renversée en arrière.
«Des lois ? Eh bien voilà la mienne, jeune effrontée ! Monte tout de suite dans ta chambre pour méditer sur l'obéissance et le respect dus aux parents, et n'en redescends plus jusqu'à nouvel avis ! Une de tes sœurs t'apportera ton souper...»
«Des lois ? avait-il continuer à s'échauffer en pensée. Et pourquoi pas le droit de vote pour les femmes tant qu'on y est... Ah ça, si ce jour maudit arrive, ce sera le début de la décadence... mais il gèlera auparavant en enfer !»
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