Pour la première fois depuis leur mariage, Léonie se leva avant son mari qui cuvait son vin à ses côtés en ronflant bruyamment. Elle ne savait pas si elle devait se fâcher ou s'attendrir de cette situation. Pour la première fois, il lui apparut vulnérable. Était-ce dû à cette mèche fauve qui lui barrait le front ? Ce bras qui pendait mollement hors du lit ? Ou ce caleçon qui s'était malencontreusement ouvert sur l'arrière, révélant la partie la plus charnue de son individu ? Ses yeux revenaient sans qu'elle le veuille à ce morceau de chair rebondi, aussi tentant qu'une belle pomme à croquer.
Elle se rapprocha du lit, s'agenouilla à hauteur de son visage qu'elle contempla attentivement. Même privé de son magnifique regard pers, les traits ne perdaient rien de leur beauté, paraissant juste plus virils qu'à l'ordinaire. Elle cueillit entre les siennes la grande main meurtrie de cals qui pendait dans le vide, la porta à ses lèvres. A cet instant, elle avait envie qu'il s'éveille, juste pour avoir le plaisir de sentir peser sur elle son regard bienveillant.
« M. Lambert ? » tenta-t-elle doucement.
Mais seul un grognement lui répondit.
Léonie prit alors l'initiative de nettoyer l'étable. Même chez ses parents, elle n'avait jamais accompli cette tâche, réservée aux valets que son père employait. Aussi mit-elle un temps fou à soulever à l'aide de la fourche toute la paille souillée, qu'elle versait dans la brouette pour la vider ensuite dans la rigole prévue à cet effet dans la cour. Elle fut surprise en rentrant de constater que le lit était vide, mais elle eut beau appeler son mari, aucune réponse ne lui parvint. Elle dut se rendre à l'évidence : Martial avait vaqué à ses occupations sans la saluer, et cette constatation lui causa du chagrin, en même temps qu'elle ressentait un inexplicable malaise.
Peu auparavant, un violent mal de crâne avait réveillé Martial. Il s'était retrouvé allongé seul sur le lit, ne se rappelant plus s'y être couché ni encore moins s'être déshabillé. Il avait la langue pâteuse et l'esprit embrouillé. Et terriblement mal aux cheveux. Puis il se souvint- « comme un animal », « un véritable calvaire » - et la douleur revint se loger au creux de sa poitrine, lancinante. Avisant par-terre ses vêtements souillés de la veille, il enfila des habits propres, alla plonger sa tête dans un seau d'eau glacée pour s'éclaircir les idées puis partit vers ses parcelles en évitant soigneusement l'endroit où il entendait Léonie s'activer. On était dimanche mais il ne revint pas de l'après-midi, contrairement à son habitude dominicale, ni même le soir, manquant son sacro-saint bain de la semaine. Léonie, qui pensait le trouver au café avec ses nouveaux compagnons, s'en revint bredouille du bourg, et se coucha très inquiète.
Martial partait désormais très tôt le matin et revenait très tard dans la nuit pour ne plus avoir à croiser sa femme ni lire dans son regard tout le mépris qu'il lui inspirait.
Léonie avait beau veiller tard, jamais il ne rentrait avant qu'elle ne se couche. Quand lutter contre le sommeil devenait trop difficile, elle mettait pour lui une assiette au chaud, se glissait entre les draps froids, finissait par s'endormir, ne l'entendant jamais rentrer ni se coucher. Et le matin au réveil, elle était seule dans le grand lit vide, le manque de ses bras protecteurs autour d'elle se faisant de plus en plus cruellement sentir. Elle avait cru un moment qu'il couchait ailleurs, mais elle retrouvait chaque matin l'assiette vide et elle découvrit bientôt qu'il dormait dans l'étable, la paille qui lui avait servi de couche ayant gardé la forme de son corps.
Au bout de quelques jours, Léonie s’inquiéta sérieusement de l'étrange comportement de son mari. Certes, Martial avait l'habitude de passer le plus clair de son temps sur ses parcelles, mais là, ils ne se croisaient même plus. Léonie aurait pu attendre la période de la tonte des moutons, qui retiendrait Martial quelques jours à la ferme mais elle ne se sentait pas prête à patienter deux semaines de plus.
Un matin, après s'être cassée le dos à faire la lessive et s'être abîmée les mains au contact de l'eau glacée, elle se décida à préparer un pique-nique qu'elle voulait partager avec son mari. Ne sachant où le trouver, elle eut l'idée d'appeler le chien :
« Allez, Gambetta, cherche ton maître ! Cherche ! »
Le Saint-Hubert jappa joyeusement, fila comme une flèche en direction du Rocher des Menschs, avant de s'arrêter tout aussi brutalement pour vérifier que sa maîtresse n'était pas à la traîne. Puis il repartit en faisant des allers-retours vers Léonie. La jeune femme, qui suivait maintenant le chien depuis de longues minutes à travers broussailles et futaies, finit par se demander si elle avait eu raison de se fier à lui. Le panier commençait par peser très lourd au bout de son bras. Enfin, en entendant les aboiements joyeux de Gambetta, elle sut que son mari n'était plus loin. Le visage de Martial se décomposa en la voyant. Un tel déplaisir pouvait se lire sur ses traits qu'elle faillit rebrousser chemin puis elle avisa ses yeux rougis de chagrin et ses traits anormalement tirés de fatigue. Elle s'approcha.
« Que-que-que que faites-vous ici ? l'accueillit-il d'une voix rogue.
— Passer un peu de temps avec mon mari ! »
Son affirmation qu'elle croyait propre à l'amadouer tomba à plat et elle remarqua l'espèce d'hostilité blessée qui logeait dans son regard. C'était la première fois que Martial la fixait avec si peu de bienveillance et elle faillit se décourager. Elle insista pourtant, déterminée à comprendre son changement de comportement à son égard :
« Vous ne pouvez pas me fuir continuellement, je suis votre femme ! Je vous ai apporté de quoi manger, j'ai l'impression que vous ne vous nourrissez pas assez... »
Mais elle se heurta à nouveau au silence accusateur de son mari. De mauvaise grâce, Martial finit pourtant par s'asseoir sur la couverture qu'elle avait déployée par terre.
« J'ai l'impression que vous m'évitez. Ai-je fait quelque chose de mal ? »
Martial eut un hoquet de surprise, interloqué par tant d'aplomb. Il la fixait, tentant de deviner ses intentions. Un peu plus, il se serait laissé prendre par cet air abattu et contrit, ce ton mourant de sincérité. Pour sûr, il avait épousé une sacrée comédienne !
« Je-je-je suis désolé d-d-d-de vous imposer ce ca-ca-ca calvaire à mes co-co-co côtés ! »
A ces mots, Léonie comprit immédiatement qu'il avait entendu sa conversation avec sa sœur et elle en éprouva une honte immense. Elle se pencha vers lui, lui dit sur un ton très doux :
« Si vous avez surpris les propos irrespectueux de ma sœur à votre égard, vous avez aussi entendu la réponse que je lui donnais et dans laquelle je vous défendais? »
Martial ne se souvenait pas des mots apparemment gentils de sa femme, il ne se souvenait que de l'affreuse douleur qui lui avait broyé le cœur et de sa fuite éperdue à travers bois. Il la regardait d'un air méfiant mais une curiosité irrépressible lui fit poser la question qu'il s'était pourtant interdit de verbaliser.
« Et q-q-q-q-qu'avez-vous d-d-d-dit ?
— Que vous étiez un homme bon et respectueux. Je le pense sincèrement... même si au début j'avoue que je n'avais guère d'estime pour vous. Reconnaissez que les circonstances de notre mariage ne m'ont guère encouragée à vous apprécier à votre juste valeur. Après tout, vous m'avez achetée comme une vulgaire pouliche... »
Ce fut au tour de Martial de rougir de honte.
« Sa-sa-sa-ça ne s'est pa-pa-pa-pas tout à fait passé co-coco-comme ça... d-d-d-demandez à votre père si vous ne me croyez pa-pa-pa-pas...
— Je ne lui demanderai pas car je crois mon père tout à fait capable de sacrifier sa fille dans le seul but de faire fructifier son patrimoine.
— V-v-v-vous vous sentez donc sa-sa sa-sa sacrifiée ? » s'écria-t-il mortifié, tandis qu'une espèce d'horreur blessée se peignait sur son visage.
Léonie s'en voulut derechef pour sa maladresse, tenta de rattraper ses paroles malheureuses :
« Au début, oui... Ne m'en veuillez pas mais je vous tenais alors pour responsable... Maintenant, j'ai juste envie de découvrir l'homme que vous êtes vraiment. Je ne suis ni mon père ni ma sœur. Vous savez maintenant comment ils vous voient mais je ne pense pas qu'ils vous voient de la bonne façon... »
Durant toute sa plaidoirie, Léonie, dans un geste inconscient, n'avait pu s'empêcher de faire aller et venir ses doigts sur l'avant-bras dénudé de son mari, qui, à ce contact, sentit ses résolutions s'amollir dangereusement. Il se sentait désarmé par la caresse involontaire de sa femme et son regard avidement fixé sur lui dans une supplique muette.
« Je suis votre femme désormais, vous ne pouvez pas continuer à m'ignorer, même si je ne suis pas celle que vous espériez au final... J'apprécierais que vous rentriez plus tôt dorénavant, que je ne sois plus seule pour le souper. Votre... votre présence me manque. Vraiment... »
Martial était furieusement tenté d'accepter sa proposition, malgré sa peur tenace d'être déçu à nouveau mais l'espoir ne voulait pas quitter son cœur. Aussi, quand les lèvres de Léonie se posèrent doucement sur sa joue, capitula-t-il, à la fois troublé et dépité de céder aussi vite.
« Je serai d-d-d-de retour p-p-p-pour le souper... »
Il se remit brusquement sur ses pieds. Puis, après une hésitation, il ajouta :
« Au fait, ce dé-dé-dé déjeuner, c'était très b-b-b-bon.
— Alors, à ce soir... n'est-ce pas ? Vous avez promis » insista-t-elle en lui adressant un sourire incertain.
Bien que Martial se sentît encore mortellement blessé, son amour pour Léonie était plus puissant que son amour-propre.
« Oui, p-p-p-promis... »
Léonie repartit, le cœur plus léger, même si elle avait conscience d'être passée à côté de la catastrophe et que la paix retrouvée de leur ménage était bien fragile. Mais elle se promit de prendre dorénavant tellement soin de son mari qu'il ne pourrait que se féliciter de lui avoir accordé son pardon.
Rentrée aux Agasses, Léonie fut prise par une frénésie d'activités, soucieuse que tout soit parfait pour le retour de Martial. Après s'être occupée de la basse cour, avoir nourri le cochon et nettoyé l'étable avant le retour des vaches, mis la soupe à chauffer, elle s'octroya un moment de détente, s'assit sur le banc d'où la vue donnait sur le Rocher des Menschs. Elle ouvrit Les Trois Mousquetaires au chapitre XVIII dont la page avait été marquée par un ruban de laine peignée. Cette édition de 1846 illustrée par Vivant Beaucé avait été offerte à son frère Léon par son parrain le jour de sa communion. Léonie avait toujours adoré cette histoire et son frère lui avait cédé son bien le plus précieux pour la consoler de ses noces avec Martial Lambert. Aujourd'hui, elle n'avait plus tant besoin d'être consolée mais elle prenait plaisir à s'imaginer sous les traits de Constance Bonacieux tandis que Martial revêtait la tenue de mousquetaire de d'Artagnan. Plongée dans sa lecture, elle n'entendit qu'au dernier moment les cailloux du chemin rouler sous les pas d'un visiteur. C'était Martial Lambert qui s'approchait. Léonie referma brutalement le livre, confuse de le voir rentrer si tôt et surtout d'être surprise en attitude paresseuse. Il était en effet mal vu qu'une femme lise car son devoir était de se consacrer à ses tâches ménagères dont toute distraction était bannie. Aussi, Léonie se releva-t-elle mal à l'aise et crut bon de se justifier :
« Le souper mijote sur la cuisinière, et l'étable vient d'être nettoyée et... et... et je vous attendais... »
Elle avait posé le livre sur le banc et s'approchait pour aider Martial à retirer sa veste. Celui-ci se laissait faire, surpris de la voir si fébrile.
« Q-q-q-q-que lisiez-vous ? lui demanda-t-il doucement.
– Les Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas. Vous connaissez ? »
Martial secoua la tête en signe de dénégation, gêné de son manque d'instruction.
« Voulez-vous que je vous lise le début pendant que la soupe mijote ?» Lui proposa la jeune femme, ne sachant trop comment sortir de sa situation fautive.
Les yeux de Martial s'éclairèrent de joie et ils s'installèrent à l'intérieur.
« Le premier lundi du mois d’avril 1626, le bourg de Meung, où naquit l’auteur du Roman de la Rose, semblait être dans une révolution aussi entière que si les huguenots en fussent venus faire une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant s’enfuir les femmes le long de la grande rue, entendant les enfants crier sur le seuil des portes, se hâtaient d’endosser la cuirasse, et appuyant leur contenance quelque peu incertaine d’un mousquet ou d’une pertuisane, se dirigeaient vers l’hôtellerie du Franc-Meunier, devant laquelle s’empressait, en grossissant de minute en minute, un groupe compacte, bruyant et plein de curiosité. En ce temps-là les paniques étaient fréquentes, et peu de jours se passaient sans qu’... »
Martial écoutait amoureusement sa femme, la tête posée sur sa main. Elle avait une très jolie voix de contralto qui lui faisait penser aux sons harmoniques de son violon étouffés par la soie la plus douce. Il se laissait bercer par les mots, se délectant de la douceur et de la joliesse de son visage penché sérieusement sur le gros livre en cuir dont elle suivait du doigt les mots formant des phrases formant à leur tour une histoire qui lui parvenait comme assourdie. Cela lui rappelait avec une douceur nostalgique tous les soirs où Pépé Mahut s'était installé auprès de la cheminée pour lire à voix haute le feuilleton paru dans Le Petit Ardennais. Goûtant la quiétude de ce moment, il imaginait Léonie en train de lire cette histoire à leurs enfants, assis au coin du feu sur le petit banc qu'il leur aurait fabriqué.
« Alors vous avez aimé? »
Martial sursauta et se rendit compte qu'elle avait fini sa lecture.
« O-o-oui, beau-beaucoup...
— Quel passage avez-vous préféré? »
Il lui lança un regard penaud.
« Ja-ja-j'avoue que je-je n'ai écouté que votre voix et p-p-pas les mots... Mais je-je-je vous p-p-p-promets que je f-f-f-ferai attention la p-p-p-p-prochaine fois, s'empressa-t-il d'ajouter en voyant son air déçu.
— Oh, mais j'y compte bien, s'écria-t-elle en retrouvant le sourire, et d'ailleurs je ne manquerai pas de vous interroger après ma lecture. »
Et tandis qu'elle lui résumait le chapitre qu'elle venait de lui lire, il l'observait avec une douloureuse acuité. Comment pourrait-elle se contenter de vivre auprès d'un homme aussi rustre que lui, qui ne savait pas signer son nom et qui ne connaissait même pas l'existence d'Alexandre Dumas* ? Il finit par lui poser la question qui le tourmentait depuis la visite de sa sœur l'autre jour :
« Êtes-vous ma-ma-malheureuse avec m-m-m-oi ? S'enquit-il en détournant le regard. Pa-pa-parce que-que-que je préférerais v-v-v-vous savoir heureuse a-a-a-avec un autre plutôt q-q-que malheureuse a-a-a-vec moi...
— Oh, M. Lambert », s'écria-t-elle, touchée par cet aveu.
Spontanément, elle vint s'asseoir sur ses genoux.
« Je vous assure que je ne suis pas malheureuse avec vous ! Les débuts de notre vie conjugale n'ont pas été faciles pour moi, il est vrai, mais c'était mon trop grand orgueil qui m'empêchait de réaliser la chance que j'avais de vous avoir pour époux... vous qui êtes si courageux et si bon ! »
Martial, profondément remué par ces paroles, avait très envie de l'embrasser mais il espérait que pour une fois ce soit elle qui en prenne l’initiative. Il n'en crut pas son bonheur quand elle posa son front contre le sien tout en entortillant autour de son doigt une mèche de ses cheveux. Puis, timidement, elle se serra contre lui, appuya ses lèvres contre les siennes en un grand baiser tremblant, qui ressemblait à leur premier baiser d'amour.
Il n'eut pas le temps d'y répondre qu'une voix de stentor tonnait depuis la porte d'entrée restée ouverte :
« M. et Mme Lambert ! »
C'était le curé du village dont la silhouette noire s'encadrait dans le chambranle.
Martial et Léonie s'étaient brusquement levés, les joues toutes rouges d'avoir été pris en faute. Avant que l'un d'entre eux ait pu prendre la parole, l'homme en noir les avait devancés :
« Comme vous ne veniez plus dans la maison du Seigneur, c'est son servant qui est venu à vous ! »
Le curé Fromentin, soucieux de ne plus voir à la messe Léonie qui s'était toujours conduite en parfaite chrétienne jusqu'à son mariage, s'était décidé à se déplacer jusqu'à la fermette des Agasses pour comprendre le motif de son absence répétée. Il avait entendu Martial Lambert en confession lors de ses pâques quatre ans auparavant quand celui-ci lui avait avoué son amour pour Léonie Lesaunier mais il n'aurait jamais cru que le jeune paysan réussirait à s'en faire épouser. Il se doutait que l'assiduité du jeune homme à la messe n'avait été motivée que par ses sentiments pour la jeune fille, et maintenant, il craignait qu'il ne se détournât à nouveau de l'Eglise ou pire, que son irréligion naturelle ne déteignît sur sa jeune épouse. Il n'oubliait pas de quelle manière l'ancien curé avait réussi à amener, par la ruse, le jeune Martial à sa première communion malgré la mécréance de son grand-oncle. Il était désormais de son devoir de veiller à la sauvegarde de leurs âmes. Et ce qu'il venait de voir lui faisait craindre le pire. Certes, un homme devait assurer sa descendance, comme il était écrit dans les Textes sacrés, mais cela était péché que de trop aimer le corps de sa femme et prendre trop de plaisir avec elle.
« Vous êtes attendus dimanche à la messe du matin puis en confession... En attendant, je ne verrais pas d'un mauvais œil que vous m'invitiez à rester pour le souper.»
Alors, Léonie, cachant sa déconvenue, ajouta un couvert, tandis qu'on entendait au loin le lent troupeau de vaches conduit par le herdier rentrer au bercail.
Le surlendemain dimanche, Léonie obligea Martial à revêtir son habit de noces que l'on réservait d'ordinaire pour les grandes cérémonies ou les jours de fêtes... - et plus tristement pour la toilette funèbre ! Elle-même se prépara avec un soin tout particulier, voulant faire honneur à son mari dont elle saisit le bras avec fierté pour se rendre au village. Il leur fallait une bonne demi-heure de marche pour arriver à Beauchamps. La brume s'était levée dévoilant la lumière dorée qui enveloppait la cîme blonde des peupliers. Martial avait posé sa grande main rugueuse sur la petite main gantée de Léonie qui serrait doucement le haut de son bras ; il accordait sa marche à la sienne pour ménager ses pieds chaussées exceptionnellement de bottines à talons.
L'arrivée du couple Lambert sur le parvis de l'église ne passa pas inaperçue. Une femme en particulier les regardait s'approcher avec hargne. Il s'agissait d'Elisa Chasnel, la femme du cabaretier. Avoir revu Martial Lambert quelques jours auparavant dans son estaminet avait ravivé les souvenirs de son adolescence.
Elle l'avait trouvé encore plus beau que dans sa mémoire, d'une beauté plus mâle et plus affirmée, infiniment troublante. Elle se rappelait parfaitement ce dimanche de printemps après le bal, celui où elle avait trouvé le courage d'inviter Martial à un rendez-vous secret. C'était l'année de ses seize ans. Elle avait dansé avec lui trois dimanches de suite sans oser lui adresser la parole autrement que pour lui demander d'être son cavalier. Finalement, ils avaient réussi à s'isoler, malgré le monde et les risques de commentaires malveillants que n'auraient pas manqué de colporter les vieilles filles et les veuves – celles-ci formaient une espèce de brigade des mœurs surveillant les moindres faits et gestes de la jeunesse et n'hésitant pas à rapporter aux parents le moindre écart de conduite.
Dix ans avaient passé mais Elisa se souvenait encore de la douceur de ses caresses et du goût de ses baisers. Elle se rappelait parfaitement les sensations éprouvées, les muscles durs de son corps contre le sien, la bonne odeur de sa peau – car aussi étonnant cela puisse paraître, Martial sentait bon contrairement aux garçons de sa connaissance dont les corps dégageaient à longueur d'année des relents de crasse et de sueur.
A l'abri des regards, il l'avait délicatement embrassée avant de l'allonger avec douceur sur l'herbe puis de dégager la cheville qu'il avait porté à ses lèvres. Elisa se rappelait la chaleur de ses lèvres à travers ses bas de laine. Puis sa bouche avait remonté le long de sa jambe pour s'attarder au creux du genou avant de repartir plus loin, atteignant le haut de la jarretière où elle s'était posée sur le liséré fin de la peau. Elle avait eu la tête qui tournait, saoule des senteurs capiteuses de la nature qui revivait. Puis, les nuages s'étaient dissipés, le soleil avait crevé leur fragile abri de verdure, et Elisa s'était vue, allongée sur l'herbe, les jupes relevées, s'apprêtant à faire l'amour en plein jour ! Martial lui avait alors parlé, le regard un peu perdu, comme s'il ne savait pas lui-même ce qui devait suivre, lui demandant l'autorisation d'aller plus loin.
« Pardon ? » avait-elle soufflé d'une voix mourante.
Il avait répété sa question mais en bégayant tellement qu’Élisa avait eu soudainement honte de lui, honte de son abandon à elle. Presque malgré elle, la réplique avait fusé, cinglante :
« J'espère que tu ne bégaies pas non plus du bas... »
A ces paroles, Martial s'était brusquement enfui sans demander son compte. Et aujourd'hui, Elisa regrettait sa moquerie cruelle et involontaire qui l'avait empêché d'aller plus loin avec Martial. Elle avait bien conscience de la déloyauté de ses pensées envers son époux qui n'était pas un mauvais mari mais qui ne savait que se vautrer sur elle dans le lit conjugal sans se soucier de son plaisir à elle.
Et maintenant, Martial était marié à cette pimbêche de Léonie Lesaunier qui se pavanait à son bras. Quelle réaction aurait Martial si elle lui répétait les méchants propos que sa femme avaient tenus sur lui avant leur mariage et que son beau-père avait répétés au café tout en se vantant d'avoir grugé son futur gendre ? Un rustre et un benêt, voilà comment le considéraient les membres de sa belle-famille.
Animée de mauvaises intentions, elle s'avança vers le jeune couple.
« Tu te souviens de moi, Martial ? »
En la reconnaissant, le jeune homme piqua un fard monstrueux.
« B-b-b-b-bien sûr! Co-co-co co-comment vas-tu, E-e-elisa?
— Comme tu le vois, répondit-elle en minaudant.
— Vous vous connaissez ? intervint Léonie d'une voix un peu trop pointue.
— Bien sûr que nous nous connaissons. Martial a été mon cavalier aux bals du village. Toutes les jeunes filles le voulaient pour cavalier tant il était bon danseur... et déjà très beau ! Tu te rappelles, Martial ?
— Je-je-je-je ne me rappelle q-q-q-que du bal d-d-d-de mon mariage où j'ai fait d-d-d-danser ma femme ».
Il avait prononcé ces paroles sans quitter du regard Léonie, qui dit :
« Viens, je veux te présenter à mon amie Henriette. »
Et ils s'éloignèrent, plantant là la jeune semeuse de troubles.
Ils durent se séparer en entrant dans l'église, les femmes rejoignant le côté droit qui leur était réservé, les hommes le côté gauche. Elisa, bien décidée à asticoter Léonie, se faufila jusqu'à son banc pour s'asseoir à ses côtés. Elle ne mit pas longtemps avant de verser fielleusement dans l'oreille de sa voisine :
« Alors, Martial embrasse-t-il toujours aussi bien? »
Léonie fixa la péronnelle, profondément choquée. Elle qui avait pourtant l'esprit de répartie se sentait désarmée face à une attaque aussi basse assénée dans ce lieu saint. Elle préféra garder le silence.
Puis, son regard se porta à gauche, sur le côté réservé aux hommes. Martial était concentré sur le prêche du curé en chaire. Le soleil qui entrait par les larges fenêtres éclairait le jeune homme, le coiffant d'une couronne de flammes et faisant chatoyer l'émeraude de ses yeux. Martial était de loin le plus bel homme de l'assemblée et Léonie reçut comme un choc la beauté poignante de ses traits. Comme à chaque fois qu'elle le regardait. Ensuite, elle n'arriva plus à suivre la messe, faisant les répons machinalement, laissant ses pensées vagabonder. « Martial, oh Martial, tu es un véritable mystère pour moi... ». Tant d'ombres voilaient sa personnalité et son histoire.
La messe se termina comme dans un brouillard et elle se hâta de rejoindre son mari sur le parvis de l'église.
« Rentrons tout de suite je vous prie !
— Mais... et la c-c-c-confession exigée p-p-p-par monsieur le c-c-c-curé ?
— Une autre fois. Partons maintenant, s'il vous plaît ! »
Léonie avait l'air tellement bouleversé que Martial céda aussitôt à la prière de sa femme. Il la prit délicatement par le coude avant de la guider sur le chemin du retour. Elle pesait de tout son poids contre son bras, comme si elle avait abdiqué toute volonté propre.
A mi-chemin, il s'arrêta pour la questionner sur les causes de son trouble.
« Je n'ai rien ! Rien, je vous assure... Je veux juste rentrer à la maison. »
A voir ses traits si pâles, il hésitait à lui confier la décision qu'il avait prise la veille et qui risquait de bouleverser totalement leur vie.
« Je.... j'ai q-q-q-q-quelque chose à vous d-d-d-dire... »
Léonie fixa sur lui un regard douloureusement avide. Allait-il lui parler d'Elisa ?
« Mon ami Attila m'a p-p-p-p-proposé de l'accompagner à un c-c-c-camp de bûcherons ce-ce-cet hiver et je v-v-v-vais accepter...
— Pourquoi ? »
Il lui expliqua laborieusement qu'il souhaitait agrandir la ferme pour qu'ils aient leur chambre et un plancher au sol et que c'était une occasion inespérée de se faire entre six cents et huit cents francs en quelques mois.
« Ne pouvez-vous utiliser l'argent de ma dot ?
— P-p-p-as si je veux b-b-b-âtir une étable à l'écart....
— Et vous partiriez quand ?
— En se-se-septembre...
— Pour revenir quand ?
— En m-m-m-m-mai ou juin...
— Huit mois... Cela va être si long !
— M-m-m-m-monsieur et madame Fidèle v-v-v-ous aideront. Je-je-je sais que v-v-v-v-ous ne les appréciez p-p-p-as mais ce sont d-d-d-de braves gens... Mais si vous p-p-p-p-préférez, vous p-p-p-p-pourrez passer l'hiver ch-ch-ch-chez vos p-p-p-p-parents !
— Il est hors de question que je quitte notre maison... C'est juste que... cela va être si long jusqu'à votre retour...
— V-v-v-vous m’écrirez ? Si v-v-v-vous formez b-b-b-bien les lettres, j-j-j-j-je p-p-p-p-pourrai les lire... Et j-j-j-je vous répondrai p-p-p-par l'intermédiaire da-da-da d'Attila...
— Oui, je vous écrirai », lui promit Léonie, le cœur brisé par ces mots.
Martial la prit tendrement dans ses bras tout en lui caressant la joue.
« V-v-v-vous étiez déjà t-t-t-triste avant cette di-di discussion, p-p-p-p-pourquoi ? »
Léonie se sentait embarrassée d'aborder avec son mari le problème qui la taraudait et qui le concernait au premier chef. Après tout, s'il avait préféré avant son mariage la compagnie des filles de petite vertu à la sienne, grand bien lui fasse ! Léonie avait au moins sa conscience pour elle. Malgré sa résolution de ne pas accorder d'importance aux paroles venimeuses de cette peste d'Elisa Chasnel, elle ne pouvait s'empêcher de se sentir contrariée à l'idée qu'il ait pu embrasser d'autres femmes avant elle. Depuis l'épisode de l'église, une douleur aiguë lui pinçait la poitrine, refusant de s'estomper. Incongrûment, les mots de sa mère lui revinrent en mémoire : « L'amour viendra peut-être avec le temps... et cela compensera ta frustration actuelle... ». Était-ce donc cela l'amour, ce mélange d'indicible douleur et de douceur ineffable ?
Avant même d'avoir pu empêcher les mots de franchir ses lèvres, Léonie exigea :
« Embrassez-moi comme vous l'avez embrassée, elle...
— Q-q-q-q-quoi ? »
En d'autres circonstances, la mine complètement ahurie de son mari l'aurait fait sourire mais elle était déterminée à découvrir ce qui avait laissé à Elisa un souvenir si impérissable.
« Oserez-vous me dire que vous ne l'avez jamais embrassée ? Parce que ce n'est pas ce qu'elle me suggérait durant la messe !
— Oh mon dieu, Léonie ! v-v-v-vous n'êtes p-p-p-pas elle. Elle, je-je-je ne l'ai ja-ja-jamais aimée... »
Martial se demandait avec angoisse jusqu'où Elisa était allée dans ses confidences. Mais, ayant deviné les affres de sa femme, il tenta de s'expliquer. Or, comment lui dire sans bégayer et de manière intelligible :
« Les femmes avant vous ne comptent pas, Léonie ! Vous, je vous ai aimé dès le premier regard. Ce jour-là, vous étiez vêtue d'une robe de drap bleu et d'un corsage d'indienne sur lequel tranchait la blancheur éblouissante d'une cravate de dentelle et vos cheveux cendrés coulaient librement dans votre dos. L'or blanc de votre chevelure accrochait si bien les rayons du soleil que je n'ai pu que vous voir et ensuite je suis devenu aveugle à toute autre que vous ? »
C'était bien sûr impossible, alors il se contenta d'aller à l'essentiel :
« D-d-d-dès que je v-v-v-vous ai vue, je n'ai p-p-plus vu que vous !
— Faites juste comme si j'étais elle ! »
Martial laissa échapper un soupir ennuyé. Il pensait que c'était une très mauvaise idée de céder aux exigences de sa femme mais celle-ci arborait son air buté des mauvais jours. Mécontent, Martial la fixa en ayant l'air de la mettre en garde mais Léonie soutint crânement son regard. Vaincu, il inclina le visage vers elle, posa une bouche impérieuse sur la sienne. Ce baiser n'avait rien à voir avec celui qu'il lui avait donné le jour de leur mariage, ni même avec celui où ils avaient été surpris par Suzanne dans la cuisine. Aussi peu expérimentée fût-elle, Léonie reconnut qu'il embrassait en homme d'expérience, lentement, savamment, comme pour faire naître des sensations interdites dans son corps. Elle sentit sa main rugueuse et chaude glisser du creux de sa taille au renflement de sa poitrine. Malgré l'indécence d'une telle caresse, Léonie ne mit pas fin au baiser, soudain attentive aux frissons de plaisir imprévu qui cascadaient le long de son échine. Elle tenta de répondre au baiser de son mari avec une telle maladresse que leurs dents s'entrechoquèrent. Ce fut Martial qui brisa le contact de leurs lèvres en la serrant contre sa poitrine et en enfouissant son visage dans ses cheveux. Et elle resta, là, pendue à son cou, la tête blottie au creux de son épaule, bercée par les battements désordonnés de leurs deux cœurs affolés.
Elle releva brusquement la tête :
« Puisque vous allez bientôt partir et pendant si longtemps, vous savez ce qui me ferait plaisir ? Que vous m'emmeniez danser au bal du village. Après tout, nos fiançailles ne se sont pas déroulées vraiment selon les règles et vous ne m’avez jamais fait la cour. Peut-être serait-il temps de réparer cet oubli ? »
Alors, Martial entreprit, durant les quelques semaines qui les séparaient de son départ, de courtiser sa femme...
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* Ce qui s'est joué à quelques semaines car Pépé Mahut est mort avant que Le Petit Ardennais publie en feuilleton Les Trois Mousquetaires à partir du 15 juillet 1883... Mais comme tout un chacun sait, la Faucheuse n'attend pas !
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