Les deux mariés, assis à la table d'honneur, ne s'adressaient pas la parole, gênés de se sentir comme deux étrangers. Que pourraient-ils bien se dire ? Etaient-ils d'ailleurs obligés de parler ? Martial, qui, complexé par son handicap, redoutait de rebuter sa jeune épouse, se sentait en outre engoncé dans ce trop beau costume qu'il n'avait pas l'habitude de porter. Son beau-père avait absolument tenu à le lui offrir afin qu'il fasse honneur à sa fille. Martial avait été étonné par ce geste généreux, qui ne ressemblait guère aux habitudes de Léonce Lesaunier, réputé près de ses sous et continuellement occupé à faire fructifier son bien bannissant toute dépense inutile.
D'autant qu'il avait également tenu à payer la noce. L'amour-propre du jeune homme lui avait commandé de protester pour prendre part aux dépenses, puis la raison lui avait fait céder. Il se rendait compte que sa folie lui avait beaucoup coûté, même si cela avait été la seule façon d'obtenir la main de mademoiselle Lesaunier. Quand il s'était présenté chez le laboureur quelques semaines auparavant, ayant enfin trouvé le courage de demander la main de celle qui occupait ses pensées depuis si longtemps, il était persuadé de se voir opposer une fin de non-recevoir accompagnée de quelques quolibets, et certainement pas cette proposition inespérée :
«Si tu veux ma fille, cède-moi la terre qui jouxte la Rocaille, avait exigé
Lesaunier, un sourire suffisant au coin des lèvres comme pour le mettre au
défi d'accepter.
— D'accord», s'était-il entendu répondre du
tac-au-tac sans même bégayer.
Il avait vu l'étonnement écarquiller les yeux matois du vieil homme qui
s'était empressé de lui serrer la pogne pour sceller leur accord et prévenir
tout revirement.
Martial s'en était retourné dans sa ferme à la fois
esbaudi par ce succès inattendu et consterné par son imprévoyance qui allait
l'obliger à revendre sa charrue et ses animaux de trait, faisant partir
en fumée le fruit d'années de dur labeur et de sacrifices.
Machinalement, il chercha du regard Marthe, sa grande sœur, comme pour puiser
du réconfort par la magie de sa seule présence. La jeune femme de trente et un
ans semblait en grande conversation avec le fils de la maison, Léon Lesaunier.
Martial n'en revenait pas de son élégance et de sa classe, qu'elle avait
sûrement acquises en se frottant au beau monde qu'elle servait comme femme de
chambre. Elle ne ressemblait plus à l'adolescente malingre tout droit arrivée
de la grande ville mais à une véritable dame. Martial vouait à sa sœur une
vénération sans faille. Elle l'avait toujours protégé de leur père lorsqu'il
n'était qu'un enfant puis sauvé d'un avenir sordide. Elle incarnait pour lui
ce modèle d'abnégation et de courage qu'il recherchait chez une femme et qu'il
avait cru entrapercevoir chez sa jeune épouse.
La première fois qu'il
avait vu Léonie, c'était à l'église, lors de la messe donnée par le nouveau
curé. Il avait été immédiatement subjugué par son teint lumineux parsemé de
tâches de sons, l'eau claire de son regard qui se posait franchement sur les
gens et la couleur cendré de ses cheveux qui lui faisaient penser aux champs
de blé baignés par la lune. Chaque dimanche, il s'était placé dans l'église de
manière à la voir; jamais il n'avait été autant assidu à la messe. Un jour, au
sortir du lieu de culte, il l'avait vu tirer l'oreille d'un chenapan qui se
moquait méchamment du bec de lièvre d'un petit garçon, puis caresser la joue
dudit garçon tyrannisé avant d'y déposer un baiser. Cette scène avait fini de
lui attacher son cœur à jamais et il s'était promis de tout faire pour
l'épouser, quel qu'en soit le prix à payer.
De son côté, Léonce Lesaunier savourait sa victoire. Jamais il n'aurait cru un jour acquérir cette terre qui lui faisait tant envie. Pas depuis l'arrivée des enfants Lambert il y a quinze ans, venus trouver refuge chez l'oncle de leur mère. Léonce Lesaunier avait vu alors tous ses espoirs d'acheter la ferme et les terres à la mort du vieux Mahut partir en fumée. Oui, il se souvenait avec amertume du jour de leur arrivée. Elle, seize ans, pâle et maigrichonne à qui on aurait donné douze ans à peine, lui dix ans, le regard éteint, marchant tous les deux pieds nus, leurs corps hâves recouverts de haillons encore tout gras de l'huile tombée sur eux pendant qu'ils travaillaient à l'usine. Des circonstances de leur venue, il n'avait jamais rien appris, à part que leur mère, la nièce du vieux Mahut, était morte récemment. Leur père ? Sûrement avait-il depuis longtemps abandonné le domicile conjugal, précipitant la famille dans la plus noire misère ainsi que le décès de sa femme. Le vieux Mahut s'était laissé attendrir, les faisant travailler avec lui à la ferme. Puis il avait placé Marthe comme bonne à tout faire chez une famille de la petite bourgeoisie recommandée par l'ancien curé avant de reconnaître le jeune Martial comme son héritier. Ce jour d'hui avait donc comme un goût de revanche pour le père Lesaunier. Le jeune Lambert était encore plus bête qu'il ne le pensait : se délester d'une terre aussi riche d'abord, se laisser dominer par sa femme ensuite. Il avait bien remarqué la lueur de mépris dans le regard de sa fille, ainsi que le petit incident de l'anneau. Léonie était une mâtine. Si elle voulait vraiment reprendre sa liberté, elle y arriverait. Et il se prenait à espérer qu'elle ne trouvât à la fois le moyen de divorcer et de garder la terre. Après tout, Martial Lambert était si facile à gruger...
Après des heures à bâfrer, qui furent les plus longues et les plus torturantes pour Martial, vint enfin le moment pour lui d'ouvrir le bal avec sa jeune épousée. Ce qui était bien avec la danse, c'est que l'on n'avait pas besoin de parler ! Et puis la danse, c'était aussi le seul moyen d'expression dans lequel il excellait. Adolescent, il avait beaucoup fréquenté les bals de village où les jeunes filles se l'arrachaient comme cavalier tant il était beau et savait les faire virevolter avec grâce. Certaines de ces jeunes filles poussaient ensuite l'audace jusqu'à lui arracher quelque rendez-vous secret, qui tournait court dès qu'il se mettait à parler. Mais cette fois, c'était avec sa femme qu'il dansait. Cette fois, il n'y aurait pas de rendez-vous secret, il n'y aurait pas de moquerie, il n'y aurait pas de cruel rejet. Même s'il ressentit un léger pincement au cœur quand sa femme fixa un point au-dessus de son épaule, refusant le contact visuel. Pour se consoler, il se dit qu'elle dansait divinement bien, épousant parfaitement ses mouvements et il fit appel à toute sa science de la danse pour la mettre subtilement en valeur et lui donner du plaisir.
Plus tard, dans la nuit, un autre repas fut servi, et les hommes, avinés commencèrent à chanter des chansons grivoises, donnant ainsi le signal de départ aux jeunes mariés...
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